le figaro:
De Los Angeles à New York, comment l'Amérique s'est attaquée aux violences urbaines
L'analyse de Philippe Gélie*
[10 novembre 2005]
Le 29 avril 1992, des émeutes ont éclaté à Los Angeles. Elles n'ont duré que trois jours, mais elles ont fait 55 morts et 2 300 blessés. Quelque 1 100 bâtiments ont été réduits en cendres, pour une facture d'un milliard de dollars. L'élément déclencheur a été l'acquittement de quatre policiers blancs accusés d'avoir tabassé à mort un suspect noir. Des casseurs, noirs et latinos, sont descendus dans les rues de South Central, le quartier le plus déshérité de la ville, et s'en sont pris aux commerces tenus par les Coréens, accusés de s'enrichir dans le ghetto sans y vivre. Le contexte était explosif : seuls 45% des Noirs avaient un travail ; l'année précédente, il y avait eu 771 meurtres dus aux rivalités entre gangs. Dans un pays où 40% des foyers possèdent une arme à feu, la police fut vite débordée.
Dès le premier soir, la Garde nationale californienne était appelée en renfort et 2 000 soldats investissaient la ville en tenue de combat. Le calme revenu, pas mal de choses ont changé à Los Angeles. La police s'est renforcée de 2 000 membres, portant ses effectifs à 10 000 hommes. Elle a recruté de nombreux «Afro-Américains» et mis en place des unités de quartiers, chargées de répondre aux petits désordres quotidiens. Toutes les forces de police ont reçu des cours «d'éveil aux problèmes raciaux» et de «relations communautaires». Parallèlement, la Californie a adopté en 1994
une loi ultrarépressive, Three strikes and you're out (Trois condamnations et c'est fini), qui a engorgé les prisons : elle oblige les juges à prononcer des peines de vingt-cinq ans minimum en cas de double récidive, même pour un délit mineur.
Sous la houlette d'un ancien joueur de football américain, Jim Brown, les Bloods (sang) et les Crips (boiteux), deux gangs dominants à Los Angeles, ont négocié un «traité de paix». De deux meurtres par semaine, on est passé à deux par mois. D'après les chiffres officiels, il y a toujours 1 400 gangs dans l'agglomération. Mais ils ont en face d'eux un dispositif sophistiqué :
50 procureurs spécialisés dans les violences urbaines et une douzaine de programmes de prévention dans les quartiers difficiles, dont une aide personnalisée aux jeunes en perdition (Rescue) et un prix décerné aux «citoyens courageux». Une coalition d'intérêts économiques publics et privés, Rebâtir Los Angeles, a investi 1,5 milliard de dollars à South Central. Le nombre de petites entreprises gérées par des Latinos a doublé en cinq ans. Le maire de l'époque, Tom Bradley, et le District attorney, Ira Reiner, ont renoncé à briguer un nouveau mandat. Pour la première fois, un Noir, Willie Williams, a été nommé à la tête de la police (LAPD). Il a mis en place des procédures de contrôle et de responsabilité des agents sur le terrain. Dix ans après «l'insurrection», 77% des habitants estimaient que la ville avait surmonté l'épreuve et 62% approuvaient le travail du LAPD.
Répression, responsabilité, réhabilitation : telle fut la réponse aux affrontements les plus graves qu'aient connus les Etats-Unis depuis la guerre de Sécession. On retrouve ces trois «R» dans la politique sécuritaire de nombreuses municipalités. Parfois avec un excès de zèle très américain : le métro de Washington fut le premier à appliquer
le concept de tolérance zéro, suscitant l'étonnement public lorsqu'un passager fut arrêté pour avoir mangé une banane.
A New York, le problème était plus sérieux : au début des années 1990, on y enregistrait plus de 2 000 meurtres par an. Des quartiers entiers étaient «tombés de la carte», la police osant à peine s'y aventurer. Sous la houlette d'un maire très médiatique, Rudolf Giuliani, le commissaire William Bratton a révolutionné l'organisation de la police municipale (NYPD), fusionnant en une seule entité cette véritable armée de 50 000 fonctionnaires, dotée d'un budget de 2,3 milliards de dollars. Il a mis au point un système informatique, CompStat, permettant de disposer en temps réel non seulement des statistiques de la délinquance quartier par quartier, mais aussi de suivre la performance personnelle de chaque agent.
Bratton venait de Boston, où l'on avait inventé dans les années 1980 le concept de police de proximité : le chef du commissariat local devait être en même temps le sponsor de l'équipe de jeunes, l'avocat de la communauté, l'arbitre des différends. L'obsession de Giuliani portait sur les délits affectant «la qualité de la vie». Le maire avait fait sienne la «théorie des vitres cassées» de deux professeurs de Harvard, James Wilson et George Kelling, selon laquelle les petits crimes appelant les grands, un graffiti ou une vitre brisée peut créer un environnement criminogène.
Conséquence pratique : ne rien laisser passer. En inondant sa ville de policiers (le nombre d'agents dans les rues fut multiplié par quatre), Giuliani réussit à faire baisser la criminalité violente à New York de 63%, et le nombre d'homicides de 70%.
Ce résultat n'a pas été obtenu sans bavures. Les arrestations et les fouilles préventives, inhabituelles aux Etats-Unis, visaient en priorité les minorités. En 1999, un jeune Africain fut abattu dans le Bronx par quatre policiers en civil, acquittés. A la fin de son mandat, la popularité du maire atteignait 70% chez les Blancs mais seulement 26% chez les Noirs.
Le miracle sécuritaire survenu aux Etats-Unis il y a une décennie laisse tout de même perplexes quelques criminologues.A San Diego, ville de Californie épargnée par les méthodes d'un Bratton (aujourd'hui à la tête du LAPD), le nombre de meurtres a baissé encore plus vite qu'à New York. Andrew Karmen, du John Jay College de Justice criminelle à New York, y voit un concours de circonstances démographiques : chute de la population dans la tranche d'âge 15-21 ans, arrivée de nouveaux immigrants motivés par la réussite sociale, élimination de milliers de délinquants par le crime, la prison, les overdoses. En 1998, même le FBI reconnaissait avoir «du mal à s'expliquer» la diminution éclair des violences urbaines.
* Correspondant du Figaro à Washington.