Le vote Le Pen progresse-t-il vraiment?Ce mercredi,
Libération titrait sur “Le traquenard Le Pen”, quand le jour même,
Le Mondeenquêtait sur “Le terreau du vote Le Pen”. Visiblement, un certain
nombre de journalistes ne souhaitent pas réitérer ce que beaucoup
d’entre eux ont vécu comme leur grosse bévue de 2002: avoir sous-estimé
le score qu’allait faire le candidat du FN au premier tour de
l’élection présidentielle
On ne peut que se féliciter de cette attitude auto-critique, même si, une
fois de plus, le vote Front national tend à nous être exclusivement
présenté, dans ces numéros de
Libération et du
Monde, à
travers des reportages sur les classes populaires qui reposent sur le
stéréotype misérabiliste “chômage + immigration = vote FN”. Alors que
des travaux de politistes
ont montré que le “terreau du vote Le Pen” se trouve souvent moins
parmi les habitants des “cités délabrés” que parmi ceux des zones
pavillonnaires qui se tiennent soigneusement à distance des premiers.
Mais surtout, une question se pose: qu’est-ce qui permet aux journalistes (de
Libération en l’occurrence) d’écrire avec tant d’assurance que Jean-Marie Le Pen “profite d’un vote bien enraciné pour
progresser discrètement“?
Qu’en savent-ils exactement? Intuition? Présentiment? Ou bien plutôt,
sondages (ces fameux sondages tant honnis au soir du 21 avril 2002)? Et
si c’était ça (ne se fier qu’aux sondages), la grosse boulette commise
par les journalistes en 2002 que ceux de 2007 s’apprêtent à répéter?
Car en effet, absolument
rien n’indique que l’électorat de Le Pen progresse (notamment, par rapport ce qu’il fut en 2002). Ce qui progresse, c’est seulement
le niveau des intentions de votepour Le Pen dans les sondages: chose bien différente ! Certes, il est
possible que cette augmentation dans les sondages traduise un
accroissement numérique de l’électorat lepéniste. Mais il est tout
aussi probable qu’elle ne soit que la traduction d’une
moindre sous-déclaration des votes pour Le Pen dans les sondages (de manière générale, le taux de sans-réponse
baisse au fur et à mesure qu’approche une échéance électorale). Au
fond, les 5 525 034 personnes qui ont voté Le Pen le 21 avril 2002
n’avaient disparu
qu’aux yeux des sondeurs: nous les voyons réapparaître maintenant comme par magie, et on en déduit (avec tous les effets de prophétie auto-créatrice attachés) que le vote Le Pen “progresse”.
A dire vrai, lorsque des journalistes et des citoyens s’interrogent sur
la question de savoir si le leader d’extrême droite a des chances de se
qualifier pour le second tour des présidentielles, ce n’est
certainement pas
d’abord et exclusivement vers les sondages qu’ils devraient se tourner: c’est vers le problème de
l’abstention. Car plus celle-ci sera faible le jour du vote,
plus le vote Le Pen sera faible:
moins 5 525 034 personnes auront de chances de représenter 17,79% des
suffrages exprimés comme ce fut le cas le 21 avril 2002; plus elles
auront de chances de n’en représenter que 15 ou 13%.
Si jamais le 22 avril, grâce à une abstention très faible, le FN était
ramené à 15 ou 13%, voire moins, il est facile d’imaginer comment un
certain nombre de journalistes, de commentateurs et d’hommes politiques
se réjouiraient bruyamment de la “
disparition du vote Le Pen“.
Mais c’est qu’ils prendraient une nouvelle fois leur désir pour la
réalité: les 5 525 034 personnes (ou plus) qui auraient voté ce jour-là
pour Le Pen, n’auraient pas disparu.
PS: L’enjeu central qu’est l’abstention relative
conduit à réaffirmer que l’arme la plus efficace contre le vote Le Pen,
c’est d’
aller voter (et, à la limite, de voter pour n’importe
qui, sauf évidemment Le Pen, blanc ou nul). On peut ajouter qu’une
grande inconnue du scrutin à venir, tient
à la question de savoir pour qui vont voter le très grand nombre de
personnes (environ 15% du corps électoral au niveau national) qui se
sont inscrites cette année sur les listes électorales, des personnes a
priori [au vu de leur démarche active pour s’inscrire] peu portées à
l’abstentionnisme: encore que cela non plus ne soit pas si sûr.
Si les journalistes veulent se montrer utiles d’ici
le 22 avril, on peut leur suggérer un peu moins de sondages et un peu
plus d’enquêtes sur les intentions de vote et le rapport à la politique
des nouveaux inscrits sur les listes électorales. Ils pourront trouver
à l’université Paris 1 (notamment) des politistes qui travaillent en ce
moment sur le sujet.